«Jamais le système financier mondial n’a été si opaque. Le montant quotidien des transactions de change, à peu près égal au capital d’une grande banque des Etats-Unis, il y a quelques décennies, équivaut désormais au capital cumulé de leurs cent premières banques.
Les flibustiers de la finance inventent constamment de nouveaux « produits » qui défient à la fois les Etats-nations et les banques internationales. En mai 2006, le directeur général du Fonds monétaire international (FMI), M. Rodrigo Rato, a déploré ces nouveaux risques, fortement aggravés par la faiblesse du dollar et par le déficit commercial des Etats-Unis. Ses craintes reflètent le désarroi, tant structurel qu’intellectuel, qui secoue actuellement le FMI.
Structurellement, l’encours des crédits de l’organisation internationale et de ses prêts a spectaculairement baissé depuis 2003, passant de plus de 70 milliards à quelque 20 milliards de dollars à la fin de juillet 2006, réduisant ainsi de façon sensible son influence sur la politique économique des pays en développement, et faisant chuter ses revenus au-dessous du seuil requis par ses coûts de fonctionnement élevés. Le FMI reconnaît être « quantitativement marginalisé (
1) ». Ses difficultés tiennent très largement au doublement, depuis 2003, des prix mondiaux des matières premières (pétrole, cuivre, argent, zinc, nickel, etc.), dont les pays en voie de développement sont traditionnellement exportateurs, et qui leur ont permis de rembourser leurs dettes par anticipation, réduisant d’autant les ressources du FMI.
Ces hausses vont se poursuivre en raison de la croissance économique rapide de la Chine, de l’Inde et d’autres pays, entraînant une envolée de la demande qui n’existait pas quand la balance du commerce extérieur était systématiquement favorable aux pays riches. Du reste, la position relative des Etats-Unis en termes d’actifs nets à l’étranger s’est dégradée en faveur du Japon, des pays émergents d’Asie et des pays exportateurs de pétrole, qui affirment leur puissance et deviennent chaque jour davantage les créanciers de Washington. Le creusement des déficits américains pousse le dollar à la baisse : 28 % par rapport à l’euro pour la seule période 2001-2005.
Intellectuellement, le FMI et la Banque mondiale se trouvent également sur la défensive, après la cascade d’effondrements financiers en Asie orientale, en Russie et ailleurs, entre 1997 et 2000. Nombre de leurs dirigeants les plus connus affirment ne plus croire aux principes de la pensée économique classique du laisser-faire, qui ont jusqu’ici inspiré leurs politiques. Beaucoup admettent désormais que leur « connaissance de la croissance économique est extrêmement limitée » et qu’il leur faut faire preuve de « plus d’humilité ». Pour reprendre la mise en garde de M. Stephen Roach, économiste en chef de la banque Morgan Stanley, le monde « n’a pas fait grand-chose pour se préparer à ce qui pourrait bien être la prochaine crise (
2) ».
La nature même du système financier mondial n’a strictement plus rien à voir avec les politiques économiques nationales « vertueuses » prônées par le FMI. Les gestionnaires de portefeuilles des fonds d’investissement et les grandes banques ont marginalisé les banques nationales et les organismes internationaux. Des opérateurs boursiers (traders) aventureux ont pris le pas sur les banquiers traditionnels plus prudents, car l’achat et la vente d’actions, d’obligations et autres produits dérivés (
3) permettent de réaliser les profits les plus importants, et la règle désormais est de prendre des risques beaucoup plus élevés.
Ces opérateurs sont rémunérés sur la base des profits affichés – qu’ils soient fictifs ou réels – et, de manière courante, ils mettent en jeu les fonds déposés dans leur établissement. De faibles taux d’intérêt et des banques ne demandant qu’à prêter de l’argent à des hedge funds (fonds spéculatifs à hauts risques) et à des établissements spécialisés dans des opérations de fusions-acquisitions ont donné à ces acteurs toute latitude pour jouer au casino de la finance, aux Etats-Unis, au Japon et ailleurs. Ils ont concocté une série de fusions plus que douteuses qu’on aurait naguère jugées casse-cou. Dans certains cas, des recapitalisations financées par l’emprunt (leveraged recapitalisations) (
4) leur permettent de s’attribuer d’énormes honoraires et dividendes qui augmentent d’autant l’endettement de l’entreprise. Quant à ce qui se passera ensuite, ce n’est plus leur affaire...
Depuis le début 2006, les banques d’investissement ont multiplié les prêts servant à des rachats d’entreprise, évinçant les banques commerciales qui jusqu’ici dominaient cette activité. Pour se tailler des parts de marché plus importantes, les banques d’investissement « vivent dangereusement », selon les termes du responsable de la notation des prêts bancaires de Standard & Poor’s. Elles se lancent dans des opérations de plus en plus risquées. C’est pourquoi « les observateurs prévoient une hausse sensible du nombre d’entreprises fortement endettées qui vont se trouver en cessation de paiement », comme le signalait le Financial Times en juillet 2006 (
5).
Mais, comme les clauses juridiques destinées à protéger les investisseurs se sont réduites en nombre, les prêteurs ont moins de possibilités de contraindre les entreprises mal gérées à se déclarer en cessation de paiement. Conscients que leurs paris sont de plus en plus risqués, les hedge funds s’arrangent pour qu’il soit beaucoup plus difficile de retirer l’argent avec lequel ils spéculent. Les opérateurs se sont repositionnés en intermédiaires entre les emprunteurs traditionnels – nationaux et privés – et les marchés ; ce qui contribue à déréglementer un peu plus encore la structure financière mondiale et à augmenter sa vulnérabilité aux crises. Ils recherchent des retours sur investissements élevés et prennent pour cela des risques de plus en plus grands.
La situation est si inquiétante qu’en début d’année le FMI a donné une publicité inhabituelle à un ouvrage de Garry J. Schinasi : Safeguarding Financial Stability (
6). Ce livre, alarmiste, révèle les angoisses du Fonds avec une abondance de détails troublants. Pour l’essentiel, la « déréglementation et la libéralisation » que le FMI et les partisans du « consensus de Washington (
7) » préconisent depuis des décennies sont devenues un cauchemar. Certes, assure l’auteur, cette politique a produit « des bénéfices sociaux et privés phénoménaux (
8) », mais elle recèle aussi « un potentiel (...) de fragilité, d’instabilité, de risque systémique et de conséquences économiques défavorables ».
Superbement documenté, l’ouvrage de Schinasi conclut que le développement irrationnel de la finance mondialisée, conjugué à la déréglementation, a « élargi le périmètre de l’innovation en matière de finance et accru la mobilité des risques ». L’auteur et le FMI préconisent un cadre radicalement nouveau pour suivre de près et prévenir les problèmes susceptibles d’apparaître. Mais, pour réussir, il faudra autant « compter sur la chance » que sur des politiques adaptées et sur la surveillance des marchés... Il fut un temps où l’économie ne s’en remettait pas à la chance pour prévoir l’avenir.
Encore plus alarmiste, une étude rédigée par des experts de l’establishment financier, parue un peu avant et elle aussi recommandée par le FMI, analyse la myriade de problèmes créés par la libéralisation du système financier mondial. Les auteurs en concluent que « les systèmes financiers nationaux [sont] de plus en plus vulnérables à un risque systémique lui aussi accru, et à un nombre grandissant de crises financières (
9) ». Les spécialistes bancaires de l’ancienne école partagent de plus en plus, avec le Fonds, la conviction que cette précarité est bien plus forte qu’auparavant.
L’effondrement financier de l’Argentine (1998) a montré que les gouvernements qui résistaient aux pressions du FMI et des banques pouvaient jouer sur les divisions entre Etats membres de l’institution pour ignorer la plupart des exigences étrangères. Environ 140 milliards d’obligations d’Etat entre les mains de créanciers privés et du FMI étaient alors en jeu, et venaient à échéance fin 2001 – la plus importante cessation de paiement d’un Etat de l’histoire. Les banques qui, dans les années 1990, avaient multiplié les prêts à l’Argentine ont fini par en payer le prix.
Depuis lors, avec l’envol des prix des matières premières, les pays émergents (Chine, pays d’Asie du Sud-Est et d’Amérique latine) ont connu en 2004 et 2005 des taux de croissance deux fois plus élevés que ceux des pays riches. Dès 2003, ces pays émergents étaient à l’origine de 37 % des investissements directs étrangers (IDE) dans les autres pays en voie de développement. La Chine compte pour beaucoup dans cette croissance, ce qui signifie également que le FMI et les riches banquiers de New York, Tokyo et Londres ont moins d’influence qu’auparavant. En fait, malgré leurs bonnes résolutions de prudence prises à la suite des crises financières de la fin des années 1990 dans les pays émergents, l’exposition des banques aux risques des actions et obligations des marchés émergents n’a jamais été si forte, en raison des rendements qu’elles procurent dans certains pays (tels les Philippines ou la Zambie) et de l’excès de liquidités. Comme le dit un opérateur, « c’est reparti pour une histoire d’amour (
10) ».
La complexité grandissante de l’économie mondiale et les négociations qui s’éternisent à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) n’ont pu venir à bout des subventions et des mesures protectionnistes qui font obstacle à un accord global de libre-échange et à la fin des menaces de guerres commerciales. La planète économique vit maintenant sous la menace d’une instabilité bien plus grande – et de dangers plus importants pour les riches.
Le problème financier global qui se profile devient inextricable en raison de l’aggravation rapide du déficit commercial des Etats-Unis. Depuis son entrée en fonction en 2001, le président George Bush a dépassé de plus de 3 000 milliards de dollars le plafond d’emprunt fédéral, qui frôle maintenant les 9 000 milliards de dollars. Tant que le billet vert continuera à se dévaluer, les banques et les opérateurs chercheront à protéger leurs avoirs, et les aventures financières à hauts risques sembleront plus attrayantes. Il est vrai que Washington préconisait une plus grande déréglementation financière, bien avant que sa devise ne s’affaiblisse.
Il existe au moins dix mille hedge funds, dont les quatre cinquièmes sont domiciliés dans les îles Caïmans. Toutefois, quatre cents d’entre eux, qui gèrent chacun au moins 1 milliard de dollars, réalisent à eux seuls 80 % des opérations. En l’état actuel, il n’existe aucun moyen de les réglementer. Ces fonds spéculatifs détiennent plus de 1 500 milliards de dollars d’actifs, et le chiffre d’affaires quotidien de leurs opérations sur les produits dérivés globaux approche les 6 000 milliards de dollars – soit environ la moitié du produit national brut des Etats-Unis. Dans le climat d’euphorie des cinq dernières années, la plupart ont gagné, mais quelques-uns ont perdu. Ainsi, en un an (d’août 2005 à août 2006), près de mille neuf cents hedge funds ont vu le jour, mais cinq cent soixante-quinze autres ont été mis en liquidation. L’agence de notation Standard & Poor’s voudrait bien évaluer leur solvabilité, mais elle ne l’a toujours pas fait. Les plus importants d’entre eux affirment utiliser des modèles informatiques pour effectuer leurs transactions.
A l’automne 1998, l’économie mondiale frôla une des crises les plus graves de l’après-guerre lorsque Long Term Capital Management (LTCM), hedge fund célèbre pour son utilisation de techniques mathématiques conçues par deux lauréats du prix Nobel, Myron Scholes et Robert Merton, fit faillite (
11). Les efforts conjugués de Washington et de Wall Street empêchèrent le désastre, mais les fonds spéculatifs sont désormais beaucoup trop importants pour être aussi facilement renfloués.
En concurrence farouche entre eux et joueurs invétérés par nature, ces fonds sont attirés par les produits dérivés de crédit (
12) et autres procédés imaginés pour gagner de l’argent. Le marché de ces produits, pratiquement inexistant en 2001, s’est développé assez lentement jusqu’en 2004 (il était alors de 5 000 milliards de dollars), avant d’atteindre la hauteur stratosphérique de 26 000 milliards de dollars fin juin 2006. Les instruments financiers se multiplient, et des marchés de contrats à terme de dérivés de crédit, de credit default swaps (échanges de défauts de crédits) (
13), et autres se profilent déjà à l’horizon.
Personne ne peut dire exactement ce que sont les produits dérivés de crédit. Pas même Gillian Tett, principale responsable de la rubrique des marchés de capitaux au Financial Times, qui a pourtant enquêté. Le produit est né, il y a une dizaine d’années, lors d’une réunion de certains dirigeants de la banque J. P. Morgan, à Boca Raton, en Floride : entre deux cocktails, et avant de se pousser les uns les autres dans la piscine, ils eurent l’idée d’un nouvel instrument financier, qu’ils voulaient suffisamment complexe pour ne pas être imité facilement (le droit d’auteur n’existe pas en matière de finance) et qui devait leur rapporter gros.
Tett est extrêmement critique à l’égard d’un mécanisme qui, selon elle, risque de provoquer une réaction en chaîne de pertes engloutissant les fonds spéculatifs qui se sont aventurés sur ce marché. « En ces temps de liquidités faciles », les banquiers sont devenus « ultracréatifs (...) dans leurs efforts pour redistribuer le risque après l’avoir coupé en tranches et en cubes », conclut-elle dans le Financial Times. L’influent quotidien de la City a d’ailleurs fait paraître, ces derniers mois, une série d’articles sur cette « magie financière », ne cachant pas son scepticisme quant aux moyens et fins de ces innovations (
14).
Les faibles taux d’intérêt ont conduit les investisseurs à jouer sur les marchés avec de l’argent emprunté, et, estime M. Avinash Persaud, un gourou de la finance, « une réduction douloureuse du ratio d’endettement est aussi inévitable que la nuit succède au jour (...). La seule question est de savoir à quel moment elle interviendra ». Pour les hedge funds, qui se sont très vite complexifiés pour assurer leur sécurité, l’heure de vérité ne saurait tarder, et ils seront « forcés de vendre leurs investissements les plus liquides ». « Je ne parierais pas un sou sur une fin aussi heureuse », note Tett, après avoir examiné certaines tentatives tardives pour sauver ces fonds de leur propres égarements (
15).
Aux yeux de l’investisseur américain Warren Buffet, bien placé pour connaître tous les dessous de la finance, les dérivés de crédit sont des « armes financières de destruction massive ». Alors qu’ils représentent théoriquement une assurance contre les risques de défaut de paiement, ils encouragent des paris encore plus hasardeux et une nouvelle expansion des prêts. Enron (
16) en fit abondamment usage, ce qui fut l’un des secrets de sa réussite – et de sa banqueroute finale, qui s’est traduite par un trou de 100 milliards de dollars. Totalement opaques, les dérivés de crédit ne font l’objet d’aucune surveillance réelle. Nombre de ces « produits » innovants, selon un directeur financier, « n’existent que dans le cybermonde et sont seulement des moyens permettant aux ultrariches d’échapper au fisc (
17) ».
En réalité, les hauts responsables des banques et de la régulation financière ne comprennent pas eux-mêmes comment fonctionne la chaîne d’exposition aux risques, et ils ne savent pas « qui possède quoi ». Ces fonds prétendent être honnêtes. Il reste que ceux qui les pilotent reçoivent des rémunérations liées aux profits qu’ils réalisent, et qui impliquent une prise de risques. Beaucoup collectent des informations confidentielles – pratique techniquement illégale, mais néanmoins courante.
Si on met entre parenthèses la persistance des déficits budgétaires nationaux, dus à un accroissement des dépenses et à des réductions d’impôt pour les plus riches, on ne peut en faire autant pour l’instabilité des marchés financiers et des matières premières. Celle-ci a déjà provoqué une baisse des rendements des fonds spéculatifs en mai 2006, la plus importante depuis plus d’un an. Les hedge funds engrangent encore des profits considérables, mais de façon de plus en plus acrobatique.
Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact de la dégringolade d’un des très gros hedge funds américains, Amaranth Advisors (
18), qui, à la mi-septembre, a perdu 4,6 milliards de dollars, en un week-end ; 60 % de son capital est ainsi parti en fumée. L’affaire fait d’autant plus de bruit aux Etats-Unis qu’Amaranth Advisors avait des liens étroits avec les sociétés d’investissement très installées telles que Morgan Stanley ou Goldman Sachs… Beaucoup se demandent si ce crash n’en annonce pas d’autres.
Les problèmes sont structurels, comme en témoignent les ratios d’endettement des entreprises rapportés à leurs bénéfices sur fonds propres, qui sont passés de quatre à six depuis l’an dernier. Tant que les taux d’intérêt étaient faibles, les prêts à effet de levier (
19) étaient présentés comme la solution. Et, avec les hedge funds et les autres instruments financiers, il existe désormais un marché pour les entreprises mal gérées et criblées de dettes. Début septembre 2006, la Ford Motor Company a annoncé qu’elle perdait 7 milliards de dollars par an : le cours de ses actions a bondi de 20 %. Même les règles que certains associaient naguère au capitalisme, comme le profit, n’ont plus cours.
Les problèmes sont aussi inhérents à la vitesse et à la complexité de ces opérations financières. Fin mai, l’International Swaps and Derivatives Association (ISDA) a révélé qu’une transaction sur cinq concernant des dérivés de crédit (beaucoup portant sur des milliards de dollars), comportait des erreurs majeures, erreurs qui ont augmenté avec le volume des transactions. Plus de 90 % de tous les contrats conclus aux Etats-Unis étaient consignés sur papier, souvent sur des bouts de feuille, et n’étaient pas correctement enregistrés.
En 2004, M. Alan Greenspan, alors président de la Réserve fédérale américaine, s’est dit « franchement choqué » par cette situation. Les premières mesures pour remédier à cette incurie n’ont été prises qu’en juin 2006, et elles sont loin de pouvoir résoudre un phénomène d’une telle ampleur, mettant en jeu des sommes colossales. Pis encore, du fait de la déréglementation et de la multiplication des instruments financiers, il n’est plus possible de collecter ni de quantifier des données pourtant essentielles, la réalité échappant ainsi aux banquiers comme aux gouvernements. Peut-être vivons-nous une « ère nouvelle de la finance », mais il ne fait aucun doute que nous avançons les yeux bandés.
Ainsi M. Roach a pu écrire le 24 avril 2006 qu’une crise financière majeure se profilait et que les institutions mondiales (du FMI et de la Banque mondiale à d’autres mécanismes de l’architecture financière internationale) étaient totalement désarmées pour y faire face (
20). A son tour, le chef de l’exécutif de Hongkong, M. Rafael Hui Si-yan, a déploré, début juin, les dangers que présentent les hedge funds. Dans le même temps, l’économiste en chef du FMI, l’iconoclaste Raghuram Rajan, a mis en garde contre la structure même de compensation de ces fonds, qui pousse à prendre des risques toujours plus grands, et à mettre ainsi en danger l’ensemble du système financier. Fin juin, M. Roach s’est montré encore plus pessimiste : « Un certain sens de l’anarchie » domine les communautés universitaire et politique, qui se révèlent « incapables d’expliquer comment fonctionne le monde nouveau (
21) ».
Le mystère règne. Récemment, le FMI lui-même estimait que le risque d’un ralentissement sérieux de l’économie mondiale n’avait jamais été si grand depuis 2001, essentiellement en raison de la chute du marché de l’immobilier aux Etats-Unis et dans la plupart des pays d’Europe occidentale. M. Roach y ajoute la diminution des revenus réels des salariés et l’insuffisance du pouvoir d’achat aux Etat-Unis (
22). Mais, même si le niveau actuel de prospérité se maintient l’année prochaine, et que l’on constate que tous ces spécialistes se sont trompés, la transformation du système financier mondial constitue une menace.
La réalité échappe à tout contrôle. L’« étendue et le champ d’opération des marchés financiers internationaux », l’« architecture » du système « ont évolué au gré du hasard », et leur régulation, pratiquement inexistante, est « inefficace », selon des experts de l’establishment (
23).
La libéralisation financière a engendré un monstre, et ceux qui déplorent les contrôles sur la réalisation des profits sont mal placés pour résoudre les multiples problèmes qui sont apparus. Le rapport annuel de la Banque des règlements internationaux (BRI), publié fin juin 2006, évoque le triomphe des comportements économiques prédateurs et ces orientations auxquelles il est « difficile de trouver une explication logique ». Les virtuoses de la finance se sont montrés plus rusés que les banquiers traditionnels. « Etant donné la complexité de la situation et les limites de nos connaissances, il est extrêmement difficile de prévoir comment tout cela va tourner (
24) », explique la BRI, qui ne souhaite pas que ses craintes provoquent une panique et reste donc du côté des non-alarmistes. Mais elle admet qu’un « big bang » pourrait bien ébranler les marchés, et considère qu’il existe « plusieurs raisons de s’inquiéter d’un certain niveau de désordre ».
Nous ne sommes pas dans une situation de forte probabilité d’un effondrement, note le rapport, mais il est prudent de « s’attendre au meilleur, tout en se préparant au pire ». Et de préciser : pendant une décennie, les tendances économiques globales et les « déséquilibres financiers » ayant créé des dangers croissants, « il est donc essentiel de comprendre comment nous en sommes arrivés là, pour choisir les politiques susceptibles de réduire les risques actuels (
25). La BRI est inquiète, très inquiète.
Mais ce pessimisme incite les banques d’investissement à imaginer de nouveaux instruments pour profiter de la catastrophe économique imminente – d’une crise qui, à leurs yeux, est une question de temps et non de principe. D’autant que les spécialistes s’accordent à penser que les cessations de paiement vont substantiellement augmenter dans un avenir très proche. Il y a donc de l’argent à faire. Du coup, les experts de la dette impayable et de la restructuration d’entreprises en faillite ou sur le point de l’être sont de plus en plus demandés à Wall Street»
Gabriel Kolko.
Le Monde diplomatique
Outubro de 2006
Banque mondiale,
Commerce international,
Économie,
Finance,
Fonds monétaire international (FMI),
LibéralismeLienImprimer');
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ImprimerGabriel Kolko
Historien, auteur de Another Century of War ?, New York, 2004, et de The Age of War, Lynne Rienner Pub., Boulder (Colorado), 2006, 199 pages, 21 dollars.
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1) IMF Survey, Washington, DC, 29 mai 2006, p. 147 ; IMF in Focus, Washington, DC, septembre 2006, p. 11.
(
2) Roberto Zagha et al., « Rethinking growth », Finance & Development, Washington, DC, mars 2006, p. 11 ; Morgan Stanley Bank, Global Economic Forum, New York, 16 juin 2006.
(
3) Le principe des produits dérivés est de se prémunir contre un risque de prix, de change, etc., et concerne aussi bien les matières premières, les monnaies, que des actions, des obligations... C’est un pari sur l’avenir qui peut rapporter gros. Lire Ibrahim Warde, «
La dérive des nouveaux produits financiers », Le Monde diplomatique, juillet 1994.
(
4) Ces augmentations de capital permettent d’afficher des bilans avec de gros profits, sur lesquels sont calculés honoraires et dividendes.
(
5) The Financial Times, Londres, 17 juillet.
(
6) Garry J. Schinasi, Safeguarding Financial Stability : Theory and Practice, FMI, Washington, DC, 2006.
(
7) L’expression vient de l’économiste John Williamson, en 1989, et résume les « recommandations » faites aux Etats, parmi lesquelles la baisse des impôts, la libéralisation du commerce, les privatisations et la déréglementation financière. Le FMI conditionne ses prêts à l’adoption de ces mesures. Lire Moisés Naim, « Ordre du FMI, “consensus de Washington” », Manière de voir, n° 72, «
Le nouveau capitalisme », décembre 2003-janvier 2004.
(
8) Cette citation et les suivantes sont issues de Garry J. Schinasi, Safeguarding Financial Stability, op. cit. p. 8, 14 et 17.
(
9) Kern Alexander, Rahul Dhumale et John Eatwell, Global Governance of Financial Systems : The International Regulation of Systemic Risk, Oxford University Press, 2005, p. 22 et passim.
(
10) The Financial Times, Londres, 27 juillet 2006.
(
11) LTCM s’était engagé sur les marchés pour 100 milliards de dollars alors que les fonds gérés s’élevaient à... 5 milliards de dollars. Pour éviter un effondrement du système, la banque centrale américaine renflouera les caisses avec 3,6 milliards de dollars.
(
12) Comme pour tous les produits dérivés, les opérateurs parient sur des risques prévisibles, mais dans ce cas ce sont des créances (obligations, dettes...) qui sont échangées.
(
13) Le vendeur s’engage, contre le versement d’une prime, à dédommager le client en cas de défaut de paiement ou simplement de dégradation de la qualité de ses débiteurs.
(
14) Gillian Tett, « The dream machine », The Financial Times Magazine, Londres, 24-25 mars 2006 ; The Financial Times, 10 et 19 juillet 2006, 14, 24 et 29 août 2006.
(
15) The Financial Times, 23 et 24-25 juin 2006.
(
16) Conglomérat du secteur énergétique célébré dans le monde de la finance, Enron s’est effondré lorsque furent révélées ses pratiques de fraude comptable, de délit d’initiés... Lire Tom Frank, «
Enron aux mille et une escroqueries », Le Monde diplomatique, février 2002.
(
17) The Financial Times, 17 juillet 2006. Lire aussi les numéros des 31 mai et 8 juin 2006.
(
18) Ce fonds américain, basé dans le Connecticut, doit ses pertes abyssales à une spéculation sur l’évolution du prix du gaz naturel.
(
19) Ces prêts (LBO ou LBI) permettent d’acheter une entreprise avec un apport en capital très faible et des emprunts à des taux inférieurs à la rentabilité attendue.
(
20) Morgan Stanley Bank, Global Economic Forum, 24 avril 2006.
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21) Morgan Stanley Bank, Global Economic Forum, 23 juin et 5 septembre 2006.
(
22) The Financial Times, 6 septembre 2006.
(
23) K. Alexander, R. Dhumale et J. Eatwell, op. cit., p. 251.
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24) Banque des règlements internationaux, « 76th annual report », Bâle, 26 juin 2006.
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25) « 76th annual report », op. cit.
Nos précédents articles
«
La concurrence, un mythe », par Jacques Sapir (juillet 2006). «
Des créanciers discrets, unis et tout-puissants », par Damien Millet et Eric Toussaint (juin 2006). «
Le sort du dollar se joue à Pékin », par Ibrahim Warde (mars 2005). «
Les fourberies de M. Camdessus », par Martine Bulard (janvier 2005). «
Mutations incertaines de l’économie », par Lyes Si Zoubir (octobre 2004). «
Vivre à crédit ou le credo de la première puissance du monde », par Frédéric F. Clairmont (avril 2003). «
A crise du marché, remèdes de marché... », par Serge Halimi (septembre 2002). «
Enron aux mille et une escroqueries », par Tom Franck (février 2002). «
Les institutions financières sous le feu de la critique », par Bernard Cassen (septembre 2000). «
Que faire du Fonds monétaire international ? », par Isabelle Grumberg (septembre 2000). «
A la racine du mal », par Susan George (janvier 1999). «
LTCM, un fonds au-dessus de tout soupçon », par Ibrahim Warde (novembre 1998). «
Le naufrage des dogmes libéraux », par Serge Halimi (octobre 1998). «
Les remèdes absurdes du FMI », par Ibrahim Warde (février 1998). «
L’OMC, fer de lance des transnationales », par Martin Khor (mai 1997).
Sur le site du Monde diplomatique
«
Le libre-échangisme sur la sellette », 2 août 2006. «
Fin de cycle pour l’Organisation mondiale du commerce. Verbatim », décembre 2005. «
Enron, symbole d’un système » (Serge Halimi), 8 mars 2002. «
Corée du Sud : une crise sociale sans précédent », 15 janvier 1997.